L’action communautaire : quelle autonomie pour ses destinataires

L’autonomie est depuis longtemps une revendication du mouvement communautaire au Québec. Les organismes la réclament autant pour leur propre gestion organisationnelle que pour les destinataires[1] de leurs interventions. Ils ont d’ailleurs obtenu une reconnaissance institutionnelle de leur autonomie avec l’adoption, en 2001, de la Politique gouvernementale en matière d’action communautaire. Mais qu’en est-il de l’autonomie de leurs destinataires?

Le simple fait d’être reconnu par les instances gouvernementales comme un organisme d’action communautaire autonome (ACA) n’est pas garant de pratiques favorisant l’autonomie des destinataires. Quelles seraient les conditions favorables au développement de cette autonomie? Comment concevoir l’autonomie des destinataires dans un contexte où de plus en plus d’acteurs privés et publics (fondations, ministères, etc.) tentent de redéfinir les pratiques d’action communautaire en fonction de leur propre logique?

Car plusieurs acteurs tentent d’utiliser les organismes communautaires pour rejoindre les « clientèles » ou les « personnes vulnérables » ciblées par leurs propres plans d’action, sans pour autant permettre à ces personnes de définir leurs propres besoins, un aspect fondamental et souvent réitéré au sein des organismes communautaires. Ces acteurs gouvernementaux ou philanthropiques ont des idées assez claires des changements d’habitudes de vie qu’ils souhaitent voir adopter par certaines populations, ainsi que du rôle qu’elles devraient jouer dans la société (Depelteau, 2013; Ducharme, 2012; Perron, 2005). Mais cette vision est-elle vraiment partagée et décidée de façon démocratique?

  •  L’autonomie : un concept aux contours flous

Bien que le concept d’autonomie soit central à la pratique de l’action communautaire et qu’il soit presque unanimement reconnu comme l’un de ses principes fondateurs, un certain flou règne quant à la signification précise qu’on lui accorde dans le mouvement communautaire. Les définitions que l’on en donne ne sont souvent pas suffisamment précises pour bien en saisir le sens. Par exemple, dans la Politique gouvernementale en matière d’action communautaire de 2001, rédigée en collaboration avec le secteur communautaire, on peut lire que « le concept d’autonomie est associé à la distance critique qui doit exister entre le mouvement communautaire et l’État » (Québec, 2001, p. 17). La Politique mentionne également que « [p]our les organismes communautaires, le respect de leur autonomie se base sur le fait, entre autres, que leur action représente une réponse que la communauté elle-même donne à certains de ses besoins » (Ibid).

Mais ces définitions ne nous informent pas sur le projet de société sur lequel est fondée l’autonomie et ne nous précisent pas non plus ce que l’on entend par « communauté », ni comment cette dernière fait pour définir elle-même ses besoins. On constate également la même imprécision quant au type d’autonomie que les organismes communautaires tentent de favoriser chez les destinataires de leur intervention. S’il est communément admis que l’action communautaire vise le renforcement de la capacité d’agir des individus (Clément et al., 2012; Lamoureux, 1999; Fournier et al., 1998,…), comme en témoignent également plusieurs sites d’organismes qui invitent la population à  accroître et développer son autonomie, on retrouve dans la littérature peu d’explications sur les conditions à réunir pour développer une telle autonomie ainsi que sur les incidences sociales et politiques d’une telle revendication.

  • Une pluralité de significations

Cette imprécision peut s’expliquer par le fait que le concept d’autonomie est porteur d’une pluralité de significations susceptibles d’orienter différemment la direction que les organismes donnent à leur travail auprès de la population. Ce concept peut d’abord être défini de manière relationnelle, en faisant valoir que l’autonomie des individus se situe entre l’autonomie de base (être considéré comme un agent moral, avoir un statut de sujet politique) et un certain idéal d’autonomie à atteindre (émancipation et obtention de droits et autres statuts) (Ricard, 2010; Nemer, 2013).

Le concept d’autonomie renvoie aussi à une injonction que le monde néolibéral actuel adresse aux individus et qui en appelle à la responsabilité de chacun de se libérer de toute forme de dépendance, particulièrement envers l’État (Hache, 2007; Lamoureux, 2004; Otero, 2003). Cette conception de l’autonomie, comprise comme « responsabilisation libératrice » (Hache, 2007), dissimulerait une forme de contrôle social visant l’adaptation et l’habilitation des individus aux exigences du néolibéralisme. Elle aurait en ce sens un caractère fonctionnel et moral (Genard et Cantelli, 2008).

Enfin, l’autonomie individuelle peut être conçue de manière relative aux limites que lui impose l’inscription de toute action dans un univers normatif sur lequel elle ne jouit pas d’un contrôle absolu. La recherche d’une plus grande autonomie pour les individus devrait alors être orientée vers la définition de nouvelles normes sociales pouvant donner naissance à de nouvelles capacités d’action (Fontaine, 2013; McAll, 2009).

  • Un comité de réflexion

Devant la multiplicité des interprétations entourant le concept d’autonomie au sein de l’action communautaire, un comité de réflexion, composé d’organisations et de chercheurs, dont certains étant membres du comité de rédaction de la revue Nouvelles pratiques sociales[2], s’est mis sur pied en 2012 afin de clarifier cette notion. L’idée était de contribuer au renouvellement du débat sur l’autonomie de l’action communautaire, au-delà des traditionnels clivages entre groupes dits autonomes et ceux qui ne le seraient pas.

  • Trois représentations de l’autonomie

Au fil des discussions, les membres du comité en sont venus à identifier trois représentations idéales-typiques de l’autonomie qui traversent les pratiques des organismes communautaires. Ces idéaux-types ont été constitués à partir de quatre critères : 1) les différents mandats que se donnent les groupes communautaires afin de favoriser l’autonomie des destinataires de leur action, 2) les diverses finalités qu’ils poursuivent, 3) la légitimité à partir de laquelle ils sont mandatés pour agir et 4) le type de reconnaissance politique qu’ils recherchent. En ce sens, la démarche du comité se rapproche de celle de Gérald Doré (1985) qui propose une classification des pratiques communautaires non pas au regard des modèles d’action privilégiés par les groupes, mais plutôt en fonction des finalités qu’ils poursuivent et de l’orientation qu’ils donnent à leur action (Doré, 1985). Voici un aperçu sommaire des trois représentations idéales-typiques identifiées par les membres du comité :

a) Mandat d’expertise déléguée : Une 1ère position est celle dont la légitimité provient d’un mandat d’expertise sur un problème donné. L’organisation reçoit ce mandat par délégation de l’État, via des contrats de services par exemple, ou encore s’auto-mandate par l’embauche d’experts professionnels. L’organisation est ainsi mandatée pour travailler comme experte sur un dossier et cherche à obtenir la reconnaissance de ses compétences professionnelles. La finalité qui accompagne habituellement ce type de position est l’adaptation sociale des destinataires à la société. On peut alors parler d’une autonomie orientée des personnes destinataires qui reçoivent le service avec peu de pouvoir d’en négocier la normativité.

b) Mandat de représentation : La 2e position fonde sa légitimité sur un mandat de représentation de personnes vivant les mêmes conditions sociales d’oppression ou de marginalisation. L’organisation vise à développer l’autonomie des destinataires en exprimant publiquement des désaccords sur certaines pratiques ou politiques sociales qui affectent négativement les destinataires représentés et ce, au-delà des membres actifs. On peut ici parler d’une autonomie anticipée. La visée principale est le changement structurel par le développement d’une conscience politique critique. La reconnaissance recherchée est le droit de critiquer et de revendiquer des changements sociaux, économiques et politiques.

c) Mandat de participation: La 3e position tire sa légitimité du mandat de favoriser la participation des destinataires aux actions de l’organisation et aux prises de décision les concernant. La finalité de l’organisation est de favoriser l’expérimentation collective d’appropriation d’actes sociaux. La reconnaissance revendiquée est celle du pouvoir des destinataires de définir leurs problèmes et des solutions. L’autonomie des destinataires fait ainsi l’objet d’une négociation partagée avec les autres acteurs de l’organisation.

Ces trois idéaux-types ont par la suite été intégrés à un « schéma des positionnements » illustrant les rapports dynamiques qu’entretiennent les positions relatives à l’autonomie et qui sont générateurs de tensions avec lesquelles les groupes communautaires doivent composer. À l’initiative des partenaires communautaires du comité de réflexion, ce schéma a été testé auprès de six organisations œuvrant dans les régions de Montréal et Sherbrooke, afin de vérifier si les positionnements identifiés trouvaient un écho empirique dans leur pratique, et s’ils favorisaient effectivement des échanges constructifs sur l’actualité de la revendication d’autonomie en lien avec les destinataires de leurs actions. L’intérêt suscité par cette démarche exploratoire a convaincu les membres du comité de la pertinence de la poursuivre auprès d’autres organismes, notamment à l’extérieur de grands centres, et d’ouvrir la discussion aux destinataires.

  • Des travaux de recherche en cours

Pour ce faire, le comité a obtenu en novembre 2014 une subvention de recherche du Service aux collectivités de l’UQAM afin de développer et documenter, avec des groupes appartenant à différentes tendances, l’analyse des diverses significations que l’on donne à la revendication d’autonomie dans le milieu communautaire, tout particulièrement à celle que l’on souhaite voir émerger chez les populations visées par l’intervention. La recherche vise à répondre aux questions suivantes : En quoi consiste l’autonomie des destinataires de l’action communautaire, au-delà et à travers la diversité des positionnements des groupes relativement à leur autonomie organisationnelle ? Peut-on aborder cette question sans s’enfermer dans une opposition réductrice entre « vrais » et « faux » groupes communautaires ? Enfin, quels rapports politiques les groupes entretiennent-ils avec leurs destinataires au regard de l’autonomie et quelles sont les conséquences pouvant découler de l’adhésion à l’une ou l’autre des conceptions de l’autonomie ?

Les résultats de cette recherche seront notamment présentés dans un numéro spécial (hors-série) de la revue Nouvelles pratiques sociales prévu au début 2016.

Jacques Caillouette, professeur à l’École de travail social, Université de Sherbrooke
Audréanne Campeau, étudiante à la maîtrise en travail social, UQAM
René Charest, organisateur communautaire au CSSS Jeanne-Mance
Lise Gervais, coordonnatrice générale à Relais-femmes
Louis Gaudreau, professeur à l’École de travail social, UQAM
Céline Métivier, agente de recherche au Réseau québécois de l’action communautaire autonome
Michel Parazelli, professeur à l’École de travail social, UQAM
Sébastien Rivard, coordonnateur au Regroupement intersectoriel des organismes communautaires de Montréal


[1] Le terme “destinataires” est ici utilisé en référence à l’ensemble des personnes et organismes qui bénéficient de l’intervention des organismes (ex.: usagers.ères, participant.e, membres, bénéficiaires, clients.es, etc.)

[2] Les membres de ce comité sont les signataires du présent article.


 

Bibliographie

Clément, Michèle, Rodriguez Lourdes, Jean Gagné, Annie Lévesque et Catherine Vallée (2012). « État de situation sur la participation des personnes utilisatrices suite au Plan d’action en santé mentale 2005-2010 », Rapport de recherche : Santé mentale et citoyenneté, Montréal, 42 p.

Depelteau, Julie (2013). « Revue de la littérature : Enjeux liés au financement et à la gouvernance des organismes communautaires québécois », Montréal : Institut de recherche et d’informations socio-économiques (IRIS), 36 p.

Doré, Gérald (1985). « L’organisation communautaire : définition et paradigme », Service social, vol. 34, no 2-3, 1985, p. 210-230.

Ducharme, Élise (2012). « La « nouvelle philanthropie » : coup d’œil sur les impacts de sa présence en sol québécois », Nouvelles pratiques sociales, Hors-série no 1, p. 16-29.

Fontaine, Annie (2013). « La quête d’autonomie de l’action communautaire au Québec. Mission ou illusion collective ? », Le Sociographe, Hors-série no 6, p. 204-219.

Fournier, Danielle, Monique Provost et Nadine Goudreault (1998). « Pauvreté et autonomie sociale : Les cuisines collectives comme stratégie de solidarité », Rapport de recherche Relais-Femme, Montréal, 151 p.

Genard, Jean-Louis et Fabrizio Cantelli (2008). « Êtres capables et compétents : lecture anthropologique et pistes pragmatiques », SociologieS, Internet Média, ˂http://sociologies.revues.org/1943>, consultée le 15 novembre 2013.

Hache, Émilie (2007). « Néolibéralisme et responsabilité », Raisons politiques, vol. 4, no 28, p. 4-10.

Lamoureux, Henri pour le RIOCM (1999). « Outil de réflexion : Membres, usagers ou clients », Montréal, 26 p.

Lamoureux, Jocelyne (2004). « On est des entêté(e)s. Pensez pas nous épuiser », Lien social et Politiques, no 51, p. 29-38.

McAll, Christopher (2009). « De l’individu et de sa liberté », Sociologie et sociétés, vol. 41, no 1, p. 177-194.

Nemer, Guillaume (2013). « L’autonomie, les contours du phénomène », Le Sociographe, Hors-série no 6, p. 13-16.

Otero, Marcelo (2003). Les règles de l’individualité contemporaine: santé mentale et société. Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 322 p.

Perron, Nadine (2005). «Réseaux intégrés de services en santé mentale et enjeux des pratiques »,

Nouvelles pratiques sociales, vol. 18, no 1, p. 162-175.

Québec – Ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale (2001). L’action communautaire, une contribution essentielle à l’exercice de la citoyenneté et au développement social du Québec. Québec : Ministère de l’Emploi et de la Solidarité sociale, 53 p.

Ricard, Laurence (2010). « Autonomie et reconnaissance ». (Mémoire de maîtrise). Université de Montréal, 110 p.

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